En direct de sa maison entourée d’ours, interview de Derrick Jensen, deep ecologist

C’est une expérience extraordinaire que celle d’interviewer Derrick Jensen1. Il est engagé dans le mouvement Deep Ecology, l’écologie profonde. Il s’agit d’une lutte politique pour sauvegarder la planète. Ses livres contribuent à militer pour une révolution écologique non pacifiste. Pour se familiariser avec sa pensée, qui rejoint celle de l’éco-anarchie, on peut lire des extraits choisis en français sur un blog2 puisque ses livres ne sont pas traduits en français. Derrick a accepté de répondre à quelques questions, et pendant ce temps-là, autour de sa maison en pleine forêt en Californie, des ours faisaient la sieste !

  • Grandir Autrement : Dans le cadre de notre dossier, nous abordons la question du zéro déchet, qu’en penses-tu ?
    Derrick Jensen :
    Malheureusement, 97 % de nos déchets sont d’origine industrielle, nos déchets personnels représentent une si faible part de l’ensemble que les réduire ne changera rien au niveau de la planète. Attention, je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, les bonnes volontés sont bien sûr importantes, mais si nous réduisons nos déchets, faisons-le en ayant conscience que c’est inutile en termes de sauvegarde de notre planète. Par exemple, prendre des douches plus courtes n’est pas une avancée significative quand on sait que 90 % de l’eau utilisée l’est par les industries.
    Tous ces livres qui disent que l’on peut sauver la planète avec des gestes quotidiens sont mensongers. On agit davantage comme des consommateurs que des citoyens. En tant que consommateur, le choix est simple, acheter ou ne pas acheter ; alors qu’en tant que citoyen notre éventail de choix est plus large, acheter ou ne pas acheter, s’organiser, boycotter, etc.
    Aller au travail à vélo ou faire son compost ne changera pas la donne tant que 97 % des déchets ne sont pas de notre fait personnel.
    Prenons l’exemple du recyclage de plastique, cela part d’une bonne intention mais n’oublions pas qu’à la toute fin, ce plastique finira de toute façon dans l’océan.
    Encore une fois, je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, j’ai moi-même des vers dans un lombricomposteur, je les avais achetés pour leur participation au terraforming, ils rejettent dans l’air 80 % du carbone qu’ils respirent et mangent les déchets. C’est sympa mais je reste conscient que cela ne sert à rien au final.
  • D’accord, réduire ses propres déchets n’est pas utile en termes de sauvegarde de notre planète, mais cela ne participe-t-il pas à une prise de conscience, un premier pas, avant de faire encore plus, d’aller plus loin ?
    Je ne suis pas opposé à l’idée de réduire nos déchets, tant qu’on n’en fait pas un prétexte pour dire, voilà, je suis une bonne personne, j’ai fait ma part. Ne prétendons pas en faire un acte politique. Vous pouvez prendre moins de douches, c’est bien, mais ce sera encore mieux de faire cesser les arrosages des cours de golf !
  • Pour ces 97 % de déchets, que pouvons-nous faire, par où commencer ?
    Je ne peux pas dire à chacun ce qu’il peut faire, parce que je n’ai pas les contextes. Je dirais déjà de trouver un endroit que l’on aime particulièrement. Pour certains c’est un lieu de leur enfance, et souvent il n’existe plus, il est devenu une banlieue sordide. Trouve ce lieu que tu aimes et défends-le ! Ce peut être des animaux, des arbres, pas seulement des lieux. Ce ne sont pas juste des lieux que tu défends ainsi mais aussi des idées !
    Une autre chose facile à faire est d’aller trouver les industriels et demander à parler aux directeurs, aux responsables et de leur poser des questions, demandez-leur ce qu’ils font de leurs déchets. Ou encore, quand tu manges de la nourriture industrielle, regarde d’où proviennent les ingrédients, cela fait prendre conscience des choses. Quand quelque chose te tient à cœur, tu es le seul qui peut agir parce que tu le fais avec ton cœur.
  • À ce sujet, KFC a convenu d’un accord avec une société russe pour faire du poulet sans poulet : à partir de quelques cellules de poulet, cette société créerait des filets de poulet avec le goût et la texture du poulet mais sans poulet… qu’en penses-tu ?
    À chaque instant, on s’éloigne de notre planète, on perd notre connexion à la nature. C’est cette connexion qui nous fait défaut. Être connecté, cela veut dire qu’on a conscience du vivant et du fait que les êtres vivants se nourrissent les uns les autres en se décomposant après leur mort. Je ne suis donc pas fan de ces aliments créés en laboratoire. Ce n’est pas vivant…
    Soyons clair, je ne me nourris pas de produits industriels mais de produits issus de petites fermes locales, mais je suis conscient que ne pas consommer de produits industriels ne stoppera pas les industries. C’est un peu comme la pornographie, je ne consomme pas de pornographie mais elle continue d’exister quand même.
  • As-tu toujours été connecté à la nature, au vivant ou bien est-ce venu plus tard dans ta vie et quels ont été les facteurs déclencheurs ?

    © Derrick Jensen

    Excellente question ! J’ai été élevé à la campagne et les samedis, alors que les autres allaient faire du shopping ou regardaient la télé, j’explorais la nature… J’aime cette idée que le fait de ne pas être scotché devant la télé a pu jouer un rôle !
    Vers l’âge de 7 ans, on a transformé près de chez moi une splendide prairie en barre d’immeubles et j’ai vu les animaux partir, disparaître, j’ai vu la transformation de mes yeux. Puis ensuite j’ai oublié cela, je suis allé au lycée et j’ai vécu ma vie d’ado.
    Plus tard, j’ai réalisé que je dépensais beaucoup en carburant pour mes deux voitures. J’ai décidé que pour chaque dollar dépensé en carburant, je ferai de l’activisme écologique. Pour 10 dollars dépensés, je ferai alors deux heures de bénévolat pour des causes écologiques dans des associations locales. Je l’ai fait, et après plusieurs mois d’activisme, c’est devenu une activité dont je ne pouvais plus me passer. Mais ma prise de conscience était située dans mon enfance, j’ai compris en voyant la destruction de la prairie qu’on ne pouvait pas continuer impunément à faire du mal à la planète.
    Et c’est aussi la raison pour laquelle j’ai écrit des livres si gros. La première raison de mon activisme qui me vient à l’esprit, c’est parce que c’est ma mère qui m’a élevé, mais j’ai également compris que je voulais lire ce genre de choses mais que personne ne les écrivait donc je les ai écrites. Donc, si tu veux régler un problème et que personne ne le fait, alors fais-le !
  • Quand on pose la question à Michel Odent de sa surprenante vivacité intellectuelle et son profond respect pour la Terre-Mère, il dit qu’il a bien choisi sa mère, c’est surprenant car ta première raison avancée pour ta connexion à la nature est aussi ta maman, cela te semble être un point important ce que les mères ont à transmettre ?
    Je donne le crédit de quasiment tout ce que j’ai ou je fais à ma maman. Les mères sont très sûrement en première ligne, oui. La mienne, lorsque je posais une question, elle ne me donnait pas juste la réponse mais réfléchissait avec moi et encourageait le processus de réflexion. Elle ouvrait des perspectives à chacune de mes questions. Il n’y avait aucune question stupide, chaque question était importante pour elle. Pourquoi le ciel est bleu ? Ok, voyons voir ensemble cela, qu’en penses-tu, d’où cela peut-il venir ?
    Je passais tout mon temps libre dans la nature, je partais avec un lunch qu’elle m’avait préparé et je passais mon temps avec des grenouilles, des serpents, etc.
  • Penses-tu que cette conscience écologique pourrait être également transmise à l’école ? Que celle-ci a un rôle à jouer ?
    L’école devrait nous apprendre à développer notre pensée critique, à suivre un raisonnement jusqu’au bout. L’école devrait nous donner les outils de base pour développer notre pensée. Le souci est aussi l’encouragement, on devrait davantage encourager les jeunes. Je me souviens lorsque j’ai enseigné, quand je disais à mes élèves : « votre rédaction était super, vous pouvez m’en faire une deuxième aussi chouette ? » Ils étaient ravis et prêts à recommencer ! On ne donne que des évaluations négatives alors que les enfants ont besoin d’encouragements ! Le rôle de l’école est aussi et surtout d’enseigner aux enfants à être libres et responsables.
  • Dans ton livre Endgame, le premier volume est un constat, on ne peut plus continuer avec la société industrielle, et dans le deuxième tome, tu donnes des pistes pour faire autrement, pour revenir à une société agricole. Penses-tu réellement que les gens dans le monde sont prêts à perdre les progrès technologiques, à perdre Internet par exemple ?
    Ce qui est important, c’est de comprendre que la technologie n’est pas durable, et ce qu’on veut n’entre même pas en ligne de compte ! Blesser la planète n’est pas tenable, ce, quoi qu’on veuille, ça n’entre pas en ligne de compte. Par exemple, ma maman est morte d’un cancer il y a deux ans et je ne voulais pas qu’elle meure, mais Derrick c’est la vie ! Je n’ai pas de pouvoir sur ces choses-là.
    Nous éliminons de la surface de la Terre des espèces entières d’animaux. Alors oui, j’aime prendre des douches, écouter Beethoven, écrire des gros livres, mais ça ne fait pas le poids à côté de l’extinction d’espèces. Ce que nous voulons est moins important que ce qui est.
    Notre système est basé sur la violence, violence faite à la planète et aux autres espèces. Si on ne fait rien, on est condamné de toute façon, donc à ce stade ce que l’on veut ou pas n’a plus aucune importance. Nous avons vécu sans l’ère technologique, si celle-ci disparaît, on s’en remettra tandis que la planète ne se remettra pas du désastre que nous lui faisons subir.
  • Tu parles de violence, ce mot est important, il y a peut-être une clé là. Si nous sommes violents aujourd’hui envers la planète et le vivant, cela pourrait-il venir de ce que nous avons reçu ou non dans l’enfance en termes de violence, qu’elle soit physique ou psychologique ?
    Je pense que c’est l’un de nos gros problèmes. Les traumatismes sont omniprésents, nous avons abandonné nos enfants, nous ne les avons pas protégés. C’est difficile de changer tant de siècles de cécité à ce sujet. Cela prend des années à exprimer un traumatisme pour l’évacuer de notre corps. C’est un travail de longue haleine que de réparer. Je définis la violence comme tout acte qui blesse le vivant. À chaque fois que je vais à la salle de bain, je tue des bactéries par exemple. Quand une personne me dit : « je suis contre toute forme de violence », pourtant elle écrase des insectes, défèque et tue des êtres vivants en tirant des chasses d’eau, etc. En prendre conscience est déjà un pas. Quelle violence est acceptable et laquelle ne l’est pas ? Posons-nous chacun la question de ce qu’on est prêt à accepter. Cessons de nous voiler la face et acceptons d’avoir en chacun de nous une part d’ombre. Laisser faire, c’est de la violence.
  • Durant le confinement dû au COVID-19, on a pu voir des images magnifiques : des dauphins qui viennent dans les ports, les poissons dans les canaux de Venise, etc. Faire un mois de confinement chaque année pourrait-il donner du répit à la planète ?
    Je ne pense pas que ce soit possible, mais donner un répit à la nature est formidable. La vie est incroyable, dès qu’on lui laisse la place, qu’on le lui permet, la vie reprend le dessus. On ne peut qu’être humble face à cela et observer ce que la vie a de magnifique.

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