L'allaitement en public

La médiatisation de mères empêchées d’allaiter au restaurant, dans un bus, à la piscine, voire au commissariat, révèle le message contradictoire d’une société qui enjoint les mères à allaiter mais… pas en public. Indécence, atteinte à la pudeur ? Comment un geste historiquement vital à la survie de notre espèce est devenu, dans les pays occidentalisés, une source potentielle de gêne ? Qu’en est-il du droit des femmes allaitantes ? En quoi est-ce important de défendre l’allaitement en public ?

Amy Bentley1, professeure de nutrition à l’Université de New-York, lie l’apparition d’une forme de dégoût de l’allaitement à l’hyper sexualisation de la poitrine des femmes par l’industrie publicitaire et cinématographique dès les années 1940. Non seulement la fonction des seins comme source de nutrition infantile est balayée par son érotisation de masse, mais elle devient quasi indécente dans l’espace public, voire dans la sphère privée. On assiste à « l’incompatibilité entre le sein sexuel et le sein nourricier2 ». Renforçant ce clivage, l’apparition des produits alimentaires infantiles et leur promotion comme progrès pour notre civilisation a modelé une image de la mère occidentale qui n’utilise, ni n’exhibe, sa poitrine, et se distingue de la femme primitive des pays colonisés et celle aux moindres mœurs des classes sociales les plus basses (dont provenaient les nourrices, reléguées au chômage technique).

Espace public et féminisme

Poser le sein féminin comme pur objet sexuel, voire pornographique, devant être banni de l’espace public, est une discrimination de genre criante qui limite la liberté des femmes à jouir de leur corps au même titre que les hommes (qui n’a pas rêvé d’aller torse nu les jours de canicule ?). C’est aussi limiter le droit des femmes à choisir d’allaiter, acte d’autonomisation face à l’industrie agro-alimentaire et au monde médical (peu formé à l’allaitement et encore moins à son soutien). C’est aussi sous-entendre que l’homme est incapable de contrôler ses pulsions sexuelles. Comme le rappelle Annick Vallières, chercheuse en sociologie à l’Université de Montréal : « […] les seins des femmes n’ont pas à être sexualisés. Ils n’appartiennent pas à leur partenaire de vie ni à leur enfant : les seins des femmes appartiennent aux femmes elles-mêmes, elles doivent donc se les réapproprier et les redéfinir comme bon leur semble3 ».
La question de l’allaitement en public soulève la question de la visibilité des femmes dans l’espace public. Quelle place, quel droit, quelle sécurité pour la femme allaitante et son enfant ?

La loi du côté des bébés

En France, comme au Canada, le droit n’octroie pas spécifiquement aux femmes l’autorisation d’allaiter en public mais les protège par des lois anti-discrimination4. Certains États vont tout de même plus loin comme l’Écosse qui, depuis 2005, protège les femmes qui nourrissent leur enfant en public, au sein ou au biberon, dans tous les lieux où l’enfant a le droit de se trouver.
Cristina, mère de deux enfants auto-sevrés vers 3 ans et demi, a été sommée d’allaiter aux toilettes, dans un fast-food en Belgique : « Je trouve qu’allaiter aujourd’hui, c’est l’acte le plus révolutionnaire qu’une femme peut faire, car c’est dire non à la société de surconsommation, aux paradigmes pseudo-éducatifs basés sur un modèle de répression d’émotions et de non-proximité, c’est écologique, anticapitaliste, anti patriarcal. ».

Quid des réseaux de commerces labellisés « allaitement bienvenu », concept importé d’Amérique du Nord qui fleurit en Europe ? On peut s’interroger sur le double message envoyé par cette signalétique. Si l’allaitement est bienvenu ici, serait-il moins convenable ailleurs ? Comme le souligne Diane Wiessinger, consultante en lactation dans l’État de New-York : « Qu’arriverait-il à la poignée de main en public si l’on commençait à apposer des affiches “poignées de main bienvenues ici” ?! Partons plutôt de l’idée que le monde entier est “ami de l’allaitement” et installons-nous dans l’allée de l’épicerie, ou penchons-nous sur le caddie si c’est ce qui est le plus commode sur le moment5. »

Attitude et soutien

Passé un temps d’apprentissage, pour la mère et pour l’enfant, deux hauts superposés (un que l’on remonte et un que l’on baisse), ou un sling, permettent un allaitement discret. Christèle, maman d’Anaé, 3 ans, témoigne : « Je n’ai jamais fait attention au regard des autres, je ne regarde pas comment on peut me regarder. Je me dis que si moi-même je ne suis pas naturelle, alors je peux provoquer quelque chose. Depuis ses 2 ans et demi, Anaé ne tète plus vraiment en public, mais si elle le souhaite alors je la laisse téter, un peu plus discrètement qu’avant sans doute. Je n’ai reçu qu’une remarque, d’une copine. ».
Il importe de respecter ses limites et d’être claire dans ses priorités pour ne pas s’épuiser à faire changer seule les mentalités. C’est l’expérience de Mojca, qui a allaité ses deux filles jusqu’à leurs 13 mois et a été sommée d’allaiter aux toilettes dans un café strasbourgeois.
Les regards, les enfants les ressentent. Pauline, mère de deux enfants, raconte : « Un jour, au parc, Cassie, 3 ans, a refusé une tétée parce qu’elle ne voulait pas que les gens la voient téter. Je ne pensais pas que si petite elle puisse avoir conscience du regard d’autrui. S’il m’était arrivé de lui demander de différer sa tétée dans des lieux où je ne me sentais pas à l’aise, je ne pensais pas lui avoir communiqué mon inconfort et pensais qu’à son âge, ses envies prenaient le dessus. J’étais triste qu’elle puisse sentir ce regard et de l’impact sur notre allaitement. Triste qu’un petit enfant commence si tôt à subir le regard d’autrui et peut-être un jugement… »

C’est parfois l’entourage qui est le plus critique, surtout en cas d’allaitement de bambins. Or, pour allaiter en confiance, les réactions de l’entourage et surtout l’opinion du ou de la partenaire sont influents. Si la mère ne se sent pas jugée ou désapprouvée dans ses choix, son aisance à allaiter en public, et même à allaiter tout court, croît6.
Zohra témoigne : « Jusqu’au 1 an de Lou, je n’ai eu qu’une seule mauvaise expérience à ses 3 mois, sur le banc d’un abribus. Une dame est venue s’asseoir à côté de nous. Elle a couvert la tête de ma fille avec mon écharpe en disant : “Faites cela avec classe et discrétion Madame.” J’étais choquée ! Je me suis déplacée sur le banc d’à côté. Aujourd’hui, Lou a 3 ans et 9 mois. Même les personnes qui m’ont soutenue me font des remarques. Son père qui était un fervent défenseur de l’allaitement m’a demandé que je n’allaite plus notre fille à table car ça le dérange. Lou a conscience du regard des autres et des tensions entre son père et moi sur ce sujet et d’autres, et alors qu’elle commençait à espacer les tétées, elle s’est remise à téter en journée… ».

Ni les enfants, ni les femmes n’ont à s’armer de courage face au regard des autres. C’est la conscience collective qui doit évoluer vers la normalisation de l’allaitement en public. Ceci est primordial tant d’un point de vue d’égalité des genres que de transmission de l’allaitement aux générations futures. Pour militer, il existe des rassemblements, comme La Grande Tétée en France, où les parents d’enfants allaités se retrouvent pour échanger et rendre visible l’allaitement des petits et des plus grands.


Amy Bentley, « Hands That Itch to Hold the Spoon » (2017) : http://www.slate.com/articles/arts/history/2015/05/how_public_breast_feeding_became_taboo_in_america.html
« Allaitement maternel en public comme enjeu de visibilité : Où se cachent les femmes ? », Annick Vallières, Minorités Lisibles (2016).
Op. cit.
Le code du travail reconnaît toutefois le droit à l’aménagement du temps de travail (et du lieu de travail dans les entreprises de plus de cent salariés) jusqu’au 1 an de l’enfant.
« Remettre le “public”dans “l’allaitement” », Diane Wiessinger, Allaiter aujourd’hui n° 87, La Leche League France (2011).
« Facteurs influençant la décision d’allaiter en public », Dossiers de l’Allaitement n° 64, LLL France (2005). Notons que l’âge de l’enfant et le nombre d’enfants sont aussi des facteurs favorables à l’aisance lors de l’allaitement devant autrui.

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